Pourquoi nous avons fait don de notre terre à une fiducie foncière

Cet article a été écrit par Ananda Fitzsimmons, présidente du conseil d’administration de Régénération Canada.

 

En décembre 2022, nous avons cédé notre propriété de 53 acres située à Saint-Armand, au Québec, à la Fiducie Foncière du Mont Pinacle (FFMP). Cette fiducie foncière est un organisme à but non lucratif a comme mission la conservation des terres dans la région de Brome-Missisquoi, autour du Mont Pinacle. Traditionnellement, la conservation est synonyme d’un minimum d’interaction humaine avec la terre, se résumant à la parcourir le long d’un sentier. Heureusement, un modèle alternatif de conservation des terres se développe, introduisant la notion que l’interaction humaine avec la terre peut être bénéfique. C’est ainsi que la FFMP fait de notre terre son premier projet qui inclut l’agriculture régénératrice.

Bien entendu, cette idée n’est pas nouvelle. Les peuples autochtones ont toujours vécu en relation intime avec la terre, et leurs méthodes traditionnelles de gestion des ressources leur permettaient de récolter durablement tout ce dont ils avaient besoin pour bien vivre tout en préservant les ressources de génération en génération. Les humains jouaient un rôle bénéfique dans l’écosystème. Exclure les humains de la terre ne peut pas être le seul moyen de la protéger. Encore aujourd’hui, des populations autochtones sont chassées de leurs terres traditionnelles partout dans le monde, souvent au nom de la conservation. Ce n’est pas acceptable. Les méthodes industrielles de la société moderne, qui consistent à piller la terre de manière non durable, sont peut-être en partie dues au fait que notre culture a perdu son lien profond avec la nature. La plupart des gens vivent aujourd’hui dans des villes et n’ont guère conscience de l’origine de leurs biens ou de la manière dont ils ont été produits.

 

 

 

La Terre

Au début des années 80, mes ami·e·s et moi rêvions de quitter la ville et de nous rapprocher de la nature. Toutes et tous des citadin·e·s ayant fait des études universitaires, nous commencions à devenir parents et nous nous inquiétions de l’état du monde dans lequel nous allions élever nos enfants. À l’époque, les changements climatiques n’étaient même pas encore un sujet d’actualité. Nous étions préoccupé·e·s par les menaces nucléaires, la pollution de l’environnement et une culture trop matérialiste. Nous voulions cultiver notre propre nourriture, nous chauffer au bois et créer un mode de vie basé sur la coopération et la réciprocité. Quatre familles se sont réunies et nous avons acheté notre petit coin de paradis pour 30 000$ en 1987.

La terre était zonée pour l’agriculture, mais elle n’avait pas été exploitée depuis de nombreuses années, à l’exception d’un champ qui avait été loué pour faire paître des vaches laitières. Il n’y avait pas de bâtiments sur le terrain, alors nous vivions dans des maisons à proximité. En été, dès que l’école était finie, nous installions notre campement sur La Terre. (Nous l’avons toujours appelée La Terre. Nous avons déjà essayé de trouver un meilleur nom, mais rien ne collait, alors nous avons abandonné.) Nous avions de grands jardins où nous avons appris de manière autodidacte comment cultiver des fruits et des légumes, tout en laissant d’autres parcelles de La Terre retourner à l’état sauvage. Nous avons construit une cuisine d’été avec une pompe à bras et une cuisinière à gaz.

Nous vivions dehors tout l’été. Nos enfants ont été élevés en plein air, courant ensemble toute la journée et s’amusant avec très peu de choses à part des roches, des brindilles et des plantes. Elles et ils faisaient preuve d’une créativité remarquable pour s’amuser sans structure imposée par les parents. Les adultes se relayaient pour préparer les repas, en grande partie à base des aliments cultivés dans notre grand jardin biologique. Le soir, nous nous assoyions autour d’un feu de camp pour chanter des chansons, raconter des histoires et jouer à des jeux. C’était plutôt idyllique.

 

 

Chaque été, pendant une semaine, des familles avec des enfants venaient camper sur La Terre pour un exercice de construction communautaire appelé « Camp de la paix ». Nous nous répartissions les tâches de cuisine et de nettoyage. Nous décidions collectivement de l’emploi du temps, établissant un programme à partir des activités que différentes personnes proposaient d’animer. Parmi celles-ci: bricolage de masques, parties de soccer, méditations, spectacles et cercles de dialogue. Certains des enfants qui venaient de la ville n’avaient jamais vu de grenouille auparavant. C’était une initiation pour eux de vivre à l’extérieur pendant une semaine. Nous avons construit une communauté temporaire et créé des liens profonds grâce à cette immersion dans la vie commune sur La Terre.

En m’enseignant à jardiner, j’ai vraiment compris d’où venait ma nourriture. J’ai appris à quel point il est difficile de faire germer des carottes lorsqu’il faut garder les semences uniformément humides pendant deux semaines et que le temps alterne entre trop humide et trop chaud. J’éprouve de la joie à vivre le cycle d’une année entière, en mangeant les dernières pommes de terre, courges et bocaux de sauce tomate alors que les premiers légumes verts printaniers apparaissent. Je comprends combien de temps et d’espace il faut pour produire toute la nourriture que ma famille consomme en un an. Je ne cultive pas tout moi-même, mais je sais l’effort que cela demande et je suis reconnaissante des personnes de qui j’achète des aliments. J’apprécie la nourriture à sa juste valeur parce que je sais à quel point il est difficile de la produire. Avec les changements climatiques, cela se complique encore davantage, et nous devons plus que jamais préserver nos terres fertiles.

J’ai appris à faire du compost, à utiliser du paillis et à semer des cultures de couverture pour nourrir le sol. Au fil des ans, le sol de notre jardin est devenu magnifique, riche en matière organique. Le citadin moyen ne sait peut-être pas faire la différence entre un sol inerte et un sol vivant, mais j’ai la chance de connaître les joies du sol en bonne santé. Maintenant à l’âge adulte, mes enfants sont des passionné·e·s de nourriture, et savent d’où viennent les aliments sains.

Tout cela, je l’ai obtenu grâce à ma part d’un quart de 30 000$ en 1987. Aujourd’hui, la valeur de notre petit lopin de terre a grimpé à 220 000$. Je rencontre souvent des gens qui rêvent de s’installer à la campagne. Il n’est certainement plus aussi facile de faire ce que nous avons fait, étant donné que la terre est inabordable pour la famille moyenne. Pourtant, ce que nous recherchions lorsque nous avons acheté La Terre – à savoir nous rapprocher de la nature, comprendre d’où vient notre nourriture et élever nos enfants dans une communauté coopérative basée sur des valeurs humaines et non matérialistes – est plus que jamais nécessaire aujourd’hui.

 

La fiducie foncière

Faire don de notre terre est un geste gagnant-gagnant. Conformément à la convention d’utilisation que nous avons conclue avec la Fiducie Foncière du Mont Pinacle, nous en demeurons les utilisateur·trice·s pour le reste de notre vie. Si nos enfants ont des projets qu’ils souhaitent réaliser sur La Terre, elles et ils peuvent appliquer pour devenir utilisateur·trice·s. D’autres personnes ayant des projets basés sur la terre peuvent également appliquer, et nous pouvons intégrer autant de projets compatibles qu’il y a de place. La Terre que nous aimons tant et dont nous prenons soin depuis 1987 continuera à bénéficier de la conservation de ses atouts écologiques, comme le tiers du terrain qui est une zone humide protégée abritant certaines espèces d’oiseaux rares. Nous n’avons rien perdu et nous en avons eu pour notre argent et plus au fil des ans.

Mais au-delà de garantir un accès à la terre pour quelques personnes, nous espérons surtout donner l’exemple avec cette donation. Nous sommes fier·e·s de faire partie d’un mouvement en plein essor qui vise à libérer les terres de la spéculation. La terre est un atout écologique pour tout le monde, et pas seulement pour les quelques individus qui ont beaucoup d’argent. Toute personne a besoin de manger et nous devons préserver l’écologie qui maintient nos systèmes de survie. En donnant l’exemple, nous espérons que davantage de gens mettront en place des contrats de conservation sur leurs terres.

Chaque contrat de conservation est négocié spécifiquement pour chaque situation. Il dépend des besoins des utilisateur·trice·s et des actifs écologiques à protéger. Dans certains cas, la terre peut encore être vendue, mais les acheteur·euse·s doivent respecter le contrat de conservation. Pour notre part, nous avons fait don de la terre à la fiducie et avons reçu un crédit d’impôt pour sa valeur. Le don de terres permet aux personnes qui souhaitent réaliser des projets régénérateurs à petite échelle d’y avoir accès à un prix abordable. Il signifie aussi que nous pouvons insister pour que quiconque viendra après nous ne puisse pas exploiter la terre ou détruire son capital écologique.

 

 

J’envisage un avenir où il sera plus courant de confier des terres à des fiducies à vocation spécifique. J’aimerais que les terres et les fermes deviennent plus accessibles aux personnes qui n’en héritent pas. Le mouvement des fiducies foncières se développe dans de nombreux endroits. Un exemple qui m’inspire est celui de l’Iroquois Valley Farmland REIT aux États-Unis, qui achète des terres agricoles en tant qu’investissement et fournit des baux à long terme à des agriculteur·trice·s régénérateur·trice·s et biologiques. La fiducie possède aujourd’hui 30 000 acres dans différents endroits des États-Unis, qui sont conservés grâce à des méthodes d’agriculture biologique régénératrice et ne peuvent pas être développés.

De nombreuses organisations utilisent le modèle de la fiducie foncière pour protéger les terres de la flambée immobilière et les rendre accessibles aux personnes qui souhaitent cultiver des aliments, protéger les écosystèmes et entretenir des relations plus étroites avec la nature. C’est la raison pour laquelle nous avons fait don de nos terres, afin de contribuer à l’essor de ce mouvement.


Si vous souhaitez préserver de façon permanente vos terres agricoles, vous pouvez vous tourner vers des organisations comme la Foodlands Cooperative of BC, Farmland Legacies (AB & SK), l’Ontario Farmland Trust, Protec-Terre (QC), le New Brunswick Community Land Trust et le L.M. Montgomery Land Trust (Î.-P.-É.), qui peuvent vous guider dans le processus de conclusion d’un accord de servitude de conservation des terres agricoles, de vente ou de don à une fiducie foncière, ou de création d’une fiducie d’utilité sociale agroécologique (FUSA).