Les sols : ces champions méconnus de la captation du carbone

Si vous lisez ces lignes, c’est que vous n’avez probablement pas besoin d’être convaincu·e de l’existence des changements climatiques et de ses conséquences.

La plupart des gens sont conscients que de brûler des combustibles fossiles a entraîné une augmentation des niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. La majorité de la population sait également que la nature même de ce gaz mène au réchauffement de notre climat à un rythme sans précédent, provoquant des événements météorologiques extrêmes plus fréquents et plus graves. Cette histoire est sans aucun doute bien plus complexe, et j’y apporterai des nuances importantes au fil de cet article, mais cela résume les grandes lignes d’un récit qui fait désormais partie de notre conscience collective.

Et pourtant, ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que l’une des solutions à cette crise existentielle se trouve directement sous nos pieds : le sol !

Cette poignée de terre contient un écosystème complexe d’innombrables micro-organismes, plus nombreux que l’entièreté de la population humaine mondiale.

La plupart des solutions climatiques qui nous sont actuellement proposées sont axées sur la réduction des émissions. Cette perception est problématique. Entendons-nous bien, elles sont absolument nécessaires : si nous voulons inverser la tendance actuelle au réchauffement, nous devons impérativement réduire le rythme auquel nous ajoutons des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Mais, même si nous réduisons nos émissions autant que possible, nous accumulons toujours plus de gaz qui piègent la chaleur autour de notre planète. Il est donc impératif de développer simultanément des solutions permettant de capter ces gaz à effet de serre.

Lorsqu’il s’agit de trouver des solutions à de tels problèmes mondiaux, voire existentiels, beaucoup de gens se précipitent sur la technologie. Cependant, comme pour toute bonne solution, il faut se poser certaines questions avant de se réfugier derrière la technologie: combien d’énergie et de ressources cela nécessiterait-il ? Combien cela coûterait-il ? Quel impact a le cycle de vie entier de cette technologie et que permet-elle d’accomplir ? Qui en bénéficie ? Une solution naturelle pourrait-elle faire la même chose à moindre coût et avec moins de ressources ? Dans le cas présent, nous avons la chance de bénéficier de la « technologie » de capture du carbone la plus efficace et la plus démocratique dont nous disposons actuellement : la photosynthèse, qui permet aux plantes d’ancrer le carbone dans le sol.

Les sols rendent notre planète unique. Ils sont une combinaison d’éléments minéraux, d’air, d’eau et de biologie. Oui, les sols sont vivants! Ils abritent un écosystème complexe d’innombrables micro-organismes, plus nombreux dans une poignée de terre que la population humaine de la planète. Ces micro-organismes décomposent les tissus précédemment vivants et rendent ainsi  les nutriments disponibles aux plantes, puis ils sécrètent des matières gluantes. Celles-ci créent des amas qui donnent au sol sa structure unique, permettant aux racines de se développer dans des poches d’air et à l’eau de s’infiltrer. 

Des sols vivants et en bonne santé fournissent d’innombrables services écosystémiques, dont nous prenons certains pour acquis. Ils permettent la croissance des plantes et le maintien de la biodiversité aérienne, filtrent l’eau et régulent les sécheresses et les inondations. En outre, en tant que le plus grand réservoir de carbone terrestre – contenant trois fois plus de carbone que l’atmosphère dans ses trois premiers mètres – les sols régulent également le climat. 

Avant l’arrivée des colons sur l’île de la Tortue (Amérique du Nord), les prairies étaient des écosystèmes diversifiés avec une riche couche de terre arable qui atteignait plusieurs pieds de profondeur. Avec l’agriculture industrielle, cette incroyable ressource dont nous disposions est considérablement partie en poussière. Le labourage intensif a exposé le biome du sol à la lumière du soleil, au vent et à la pluie, ce qui a provoqué l’érosion, le lessivage et l’oxydation. Les applications massives d’engrais chimiques et de pesticides ont affecté la vie dans le sol et contaminé les sols et les eaux souterraines. Avec la déforestation et l’étalement urbain, l’agriculture industrielle a provoqué une dégradation intense de notre ressource la plus précieuse – nos sols. À mesure que les sols se dégradent, ils perdent leur teneur en carbone, qui est en grande partie émise dans l’atmosphère sous forme de CO2. Depuis ses débuts, il y a 12 000 ans, l’agriculture a entraîné la perte de 133 gigatonnes de carbone de nos sols vers l’atmosphère.

Voici donc une première clarification sur le récit climatique commun que j’ai mentionné plus haut: l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère n’est pas seulement due à la combustion de combustibles fossiles et de forêts. La dégradation des sols causée par le changement d’affectation des terres a également contribué de manière importante aux changements climatiques d’origine humaine.

La dégradation des sols n’est pas seulement dévastatrice en raison de son impact sur le climat ; les sols sont la source de la plupart de nos aliments. Si nous voulons assurer la subsistance d’une population humaine en constante augmentation, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les sols se dégrader, tant en quantité qu’en qualité. Pourtant, à ce stade, nous perdons chaque année l’équivalent de la surface de la Pennsylvanie, soit 12 millions d’hectares ou 120 000 km2, à cause de la désertification. La dégradation des sols a également entraîné une forte lixiviation de produits chimiques toxiques et de nutriments dans nos cours d’eau, ce qui pose de graves problèmes de pollution de l’eau au niveau mondial. La qualité de nos sols ne cessant de se dégrader au fil du temps, les aliments qu’ils produisent contiennent de moins en moins de nutriments, ce qui entraîne d’autres problèmes de santé en plus de ceux causés par les résidus de pesticides toxiques que nous ingérons.

UN TIERS de nos sols sont dégradés dans le monde.

Avant de passer aux bonnes nouvelles – car elles arrivent, je le jure ! – je voudrais attirer l’attention sur un processus dont on parle rarement. À mesure que les sols se dégradent, ils perdent également leur capacité à absorber l’eau. Il est bien connu que cela signifie une moindre résilience aux sécheresses et aux inondations : si les précipitations sont rares, un sol dégradé n’aura pas de réserve d’eau sur laquelle s’appuyer. En cas de fortes pluies, une grande partie de l’eau ne sera pas absorbée et ruissellera simplement, entraînant avec elle de la terre et des toxines dans les cours d’eau. Ce que l’on comprend moins, c’est que la santé des sols a en fait un impact sur le cycle de l’eau, et que c’est la principale raison pour laquelle elle influence le climat.

Imaginez une zone dégradée : avec moins d’eau stockée dans le sol et moins de plantes qui y poussent, il y aura moins d’évaporation, et donc moins de nuages, et moins de précipitations. L’évaporation des plantes a un effet rafraîchissant – il suffit de penser à la fraîcheur que l’on ressent dans une forêt, par opposition à celle que l’on ressent dans un désert sous un soleil brûlant. Ce n’est là qu’une partie de l’impact considérable de l’hydrologie sur notre climat. En fait, les cycles de l’eau régissent 95 % de la dynamique thermique de la planète. Et comme l’évaporation des terres est responsable de 40 % du cycle de l’eau (le reste provenant de l’évaporation des océans), la santé du sol et la végétation ont un effet considérable sur l’hydrologie d’une zone donnée, et donc sur le climat.

Voici donc ma deuxième clarification concernant le récit climatique : la planète ne se réchauffe pas seulement à cause d’un cycle du carbone brisé. Plus important encore, la planète se réchauffe à cause d’une rupture du cycle de l’eau.

Nous en sommes arrivé·e·s à la bonne nouvelle : ce cercle vicieux de dégradation des sols, de rupture des cycles de l’eau et de changements climatiques peut être inversé. En régénérant la santé de nos sols, nous atténuons les changements climatiques en absorbant le carbone atmosphérique et en rétablissant les cycles de l’eau ; nous renforçons notre résilience face aux événements climatiques extrêmes en augmentant la capacité du sol à absorber l’eau ; nous améliorons la propreté de nos cours d’eau en rétablissant la capacité du sol à filtrer l’eau ; nous renforçons la biodiversité et nous augmentons la qualité nutritionnelle de nos aliments. Une solution gagnante sur toute la ligne.

Comment faire, alors ? Cela doit sûrement être compliqué ? Eh bien, oui et non. Comme beaucoup de solutions à des problèmes complexes, les principes de l’agriculture régénératrice – ou, plus largement, de la gestion régénératrice des terres – sont remarquablement simples. Surmonter les obstacles à leur mise en œuvre est, bien sûr, une autre histoire. Sans surprise, les principes de l’agriculture régénératrice – que nous définissons comme un ensemble de pratiques agricoles qui régénèrent la santé du sol et améliorent ses fonctions écosystémiques – imitent la nature. De nombreux·euses professionnel·le·s affirment que cela revient à travailler avec la nature plutôt que contre elle. Cela signifie qu’il faut couvrir le sol, le perturber le moins possible, le nourrir avec des intrants organiques plutôt que chimiques, favoriser la biodiversité dans et autour des systèmes agricoles, intégrer, lorsque c’est possible, des plantes vivaces aux racines profondes, et intégrer les animaux qui jouent un rôle important dans tous les écosystèmes. En termes simples, c’est à cela que se résume la gestion régénératrice des terres.

Ces pratiques régénératrices ont la capacité d’améliorer la capture du carbone dans les sols par différentes voies. Grâce à la photosynthèse, les plantes absorbent le dioxyde de carbone de l’air et le transforment en carbone liquide qui est sécrété par leurs racines. Ce carbone liquide nourrit les micro-organismes du sol, lesquels contribuent au cycle des nutriments issus de la matière organique du sol. Ces nutriments sont absorbés par la plante en croissance, permettant ainsi le développement de sa biomasse. Dans un système industriel, la biomasse est en grande partie récoltée et retirée du cycle, de sorte qu’il reste peu de carbone stable dans le sol. Dans un système régénérateur, des formes plus durables de carbone restent dans la terre, d’où l’enthousiasme suscité par tout cela. L’agriculture régénératrice n’apporte pas seulement d’énormes avantages environnementaux, économiques et sociaux, comme indiqué ci-dessus, mais elle atténue également les changements climatiques en compensant une partie de nos émissions mondiales.

De nombreux·euses agriculteur·trices mettent déjà en pratique ces principes de gestion des terres à travers le Canada. Prenez Brooks et Jen White, par exemple, qui dirigent Borderland Agriculture à Pierson, au Manitoba. La diversité est au cœur de leurs pratiques sur leur ferme de 5000 acres. Sur de nombreuses parcelles, ils cultivent deux types de plantations dans un système de cultures intercalaires, afin d’accroître les relations bénéfiques que les deux plantes peuvent entretenir. Ils testent différentes combinaisons de cultures dans leurs multiples champs pour valider ce qui fonctionne le mieux. Sur d’autres parcelles, ils plantent une culture de couverture entre les rangs de leur culture principale, afin de garder le sol couvert et de favoriser la biodiversité. Ils possèdent également plusieurs champs de prairies vivaces indigènes, sur lesquelles ils font paître un grand troupeau de bisons. Ils font même paître leurs bisons dans certains de leurs champs de culture, après la récolte, afin que ces champs bénéficient du fumier, du piétinement et du broutage du bétail.

Borderland Agriculture – une ferme qui met en place des pratiques régénératrices.

Grâce à ces pratiques, Borderland Agriculture a pu réduire ses applications d’intrants chimiques coûteux, tout en réduisant sa consommation de carburant. « Nous avons réduit notre utilisation d’engrais de 75 %, et nous avons réduit nos applications chimiques de 50 % », a déclaré M. White. Ils ont également constaté une augmentation de l’activité microbienne et une meilleure infiltration de l’eau dans leur sol.

Il existe donc des agriculteurs régénérateurs innovants qui ont obtenu d’excellents résultats tant sur la santé de leur système agricole, que sur la résilience, la rentabilité et parfois même les rendements de celui-ci. Si elles étaient mises en œuvre à grande échelle au plan mondial, ces pratiques pourraient contribuer de façon considérable à atténuer bon nombre des problèmes les plus pressants de notre planète. Pourtant, l’agriculture régénératrice n’est certainement pas encore la norme au Canada, en raison de différents obstacles.

D’une part, il y a beaucoup à faire pour sensibiliser les agriculteur·trice·s et leur donner accès aux connaissances sur les pratiques régénératrices dans le système actuel. Les agronomes ne sont généralement pas suffisamment formé·e·s à la santé des sols et aux pratiques régénératrices, et les canaux de transfert de ces techniques sont plus rares. Il existe également d’importants obstacles économiques pour les agriculteur·trice·s désireux d’opérer une transition, tant en termes de temps et de ressources à investir pour apprendre de nouvelles techniques et repenser leur système, qu’en termes d’investissements initiaux nécessaires pour de nouveaux équipements. Et il y a actuellement un manque de soutien institutionnel pour les agriculteur·trice·s qui effectuent cette transition. Par exemple, les agriculteur·trice·s qui mettent en œuvre certaines pratiques régénératrices ne sont pas admissibles à certaines assurances-récoltes. Il y a également eu un manque de programmes et de politiques gouvernementales pour soutenir ces pratiques innovantes. Et c’est sans parler de la pression sociale et des barrières culturelles auxquelles les agriculteur·trice·s sont confronté·e·s et qui peuvent entraîner une résistance au changement.

À Régénération Canada, nous nous efforçons de surmonter certains de ces obstacles. En nous engageant auprès d’un réseau diversifié d’agriculteur·trice·s, d’agronomes, de chercheur·euse·s, d’entreprises, d’organismes sans but lucratif, de décideur.euse.s et de citoyen·ne·s, notamment par le biais de notre Symposium Sols vivants, nous avons contribué à faire connaître cette solution dans tout le pays, et à donner aux agriculteur·trice·s et aux agronomes l’accès à des connaissances techniques sur les pratiques régénératrices. En faisant prendre conscience aux citoyen·ne·s que leurs choix alimentaires peuvent jouer un rôle dans l’atténuation des changements climatiques et en les mettant en contact avec des agriculteur·trice·s régénérateur·trice·s, nous avons contribué à préparer le terrain pour que les agriculteur·trice·s puissent créer des marchés régénérateurs. En créant un mouvement de citoyen·ne·s désireux de voir cette solution mise en œuvre à grande échelle, nous avons contribué à préparer le terrain pour un changement au niveau politique.

Il est intéressant de noter que le vent a commencé à tourner. Au cours des deux dernières années, nous avons assisté à une augmentation considérable des mentions de l’agriculture régénératrice dans les médias de masse. L’annonce récente du budget du gouvernement fédéral du Canada, qui prévoit un investissement de 260 millions de dollars pour soutenir les pratiques qui contribuent à régénérer la santé des sols et reconnaître ces dernières en tant que solutions climatiques, a été une formidable victoire. Nous sommes fier·ère·s d’avoir contribué à faire avancer les propositions politiques avec Fermiers pour la transition climatique qui ont abouti à un investissement concret de la part de notre gouvernement.

Il reste encore beaucoup de travail à faire, mais nous avons bon espoir que les éléments clés se mettent en place pour qu’un changement majeur soit possible. Après tout, la régénération de nos sols est une solution gagnante pour nous toutes et tous, il n’y a donc aucune raison de ne pas le faire.

N’est-il pas beau de penser que nous pourrions laisser notre planète dans un meilleur état que celui dans lequel nous en avons hérité ?