Régénérer l’humilité

Cet article a initialement été publié par Derek Leahy pour Rural Routes to Climate Solutions en tant que réflexion sur la tournée Récits de Régénération de l’été 2023. Récits de Régénération est une campagne menée par Régénération Canada mettant en lumière les récits de producteur·rice·s agricoles de partout au Canada qui pratiquent l’agriculture régénératrice sur leurs terres. Jusqu’en mars 2024, nous partagerons des épisodes de baladodiffusion en partenariat avec Rural Routes, une série de capsules vidéo et des articles sur ces fermes.


 

 

J’ai vraiment eu du mal à me décider sur un titre.

Pour le volet de la tournée Récits de Régénération dans le centre du Canada, j’ai oscillé entre des titres comme “Régénérer les lieux de rencontre”, “Régénérer les idées”, “Régénérer l’ouverture d’esprit”, etc. En fin de compte, l’humilité est restée fermement ancrée dans ma tête chaque fois que je pensais à mon expérience à South Glanton Farms, près de Forrest, au Manitoba, et à Bla-Kar Farms, près de Merlin, en Ontario, en août dernier.

Ah oui, le stéréotype de l’humble paysan travaillant dans les champs, n’est-ce pas? Pas tout à fait. D’après l’expérience que j’ai acquise en travaillant avec Rural Routes to Climate Solutions au cours des six dernières années, l’agriculture a suffisamment d’humilité et de modestie lorsqu’il s’agit de croire en soi. Il n’y a rien là qui soit à régénérer.

L’humilité que j’ai vue de mes propres yeux à South Glanton et à Bla-Kar concernait davantage le monde naturel, et peut-être aussi la société dans son ensemble. Cela m’a rappelé que l’humilité peut être l’une des clés pour activer l’agriculture régénératrice dans tout le secteur, un sujet qui obsède quelque peu Rural Routes (voir le Regenerative Agriculture Lab et l’Épisode 47 du balado avec les producteurs agricoles albertains Daryl Chubb, Tim Wray et Sheldon Atwood).

 

Les différences entre South Glanton et Bla-Kar n’étaient pas aussi importantes que celles que j’ai notées entre les trois fermes dont il était question dans mon article “Régénérer les opportunités en milieu rural”. Bla-Kar cultive principalement du soja et du maïs et intègre un peu de bétail, tandis que South Glanton est une exploitation mixte de céréales et de bétail. Le début de la saison de croissance a été similaire dans les deux cas – sec – mais la pluie a fini par arriver, presque trop dans le cas de Bla-Kar. Cela dit, les méthodes et les lieux d’exploitation varient considérablement.

La terre que gère Blake Vince de Bla-Kar est parfaitement plate et se trouve juste au-dessus du niveau de l’eau, ce qui oblige à utiliser des tuyaux de drainage pour que les racines des cultures ne soient pas constamment submergées (l’idée d’une trop grande humidité du sol était un peu ahurissante pour moi après avoir vécu si longtemps en Alberta). South Glanton a des collines et des flancs boisés, et Ryan Boyd, qui gère la ferme, utilise un système de gestion des pâturages appelé pâturage total qui, tout comme le drainage par dalots souterrains, est quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. En comparaison, Blake exploite une ferme dans une zone assez densément peuplée (plus de 100 000 personnes dans sa municipalité) par rapport à Ryan. (C’est en me rendant chez Blake que j’ai compris pour la première fois que l’un des avantages de vivre dans une communauté rurale très peu peuplée est qu’il y a moins de gens qui viennent jeter un coup d’œil par-dessus votre clôture lorsque vous essayez quelque chose de nouveau ou d’innovant comme l’agriculture régénératrice).

Comme tou·te·s les producteur·rice·s pratiquant l’agriculture régénératrice que j’ai rencontré·e·s au cours de cette tournée et en Alberta, Blake et Ryan font quelque chose qui va à contre-courant. Pour maintenir la santé du sol, Blake s’en tient aux pratiques de semis direct que sa famille applique depuis plusieurs années, même si les producteur·rice·s de sa région reviennent au travail du sol en raison de la pression exercée par les mauvaises herbes (d’après ce que j’ai compris). J’ai dû faire preuve d’humilité en regardant l’un des pâturages de Ryan où s’est fait du pâturage total (plus de 80 % de la surface broutée). Cela allait à l’encontre de ce que j’avais appris précédemment sur la bonne gestion des pâturages – brouter 30 %, piétiner 30 % et laisser 30 %. J’ai dû admettre que la période de repos des pâturages était sacrément longue lorsque l’on avançait aussi lentement.

Dans l’Épisode 47 du balado Rural Routes, Tim Wray, éleveur d’Irricana, a déclaré que la question qui se pose à lui lorsqu’il pense à un état d’esprit régénérateur est de savoir s’il impose sa volonté à quelque chose ou s’il se soumet à une relation mutuelle avec la terre et les processus naturels. Il faut de l’humilité pour se soumettre à quelque chose, même s’il s’agit d’une relation mutuelle. Les discussions avec Ryan et Blake m’ont rappelé que pour que l’adoption généralisée de l’agriculture régénératrice fonctionne, nous devons accepter et adhérer à cette humilité. Et cela ne sera pas facile non plus. Dans ce même épisode, Tim mentionne également que nous ne sortirons pas de cette situation inchangé·e·s ou indemnes.

 

Ayant passé la majeure partie de ma vie d’adulte à penser à tort et avec arrogance que je pouvais plier la réalité à ma volonté, la soumission n’a jamais été un concept qui me convenait. J’y vois cependant une valeur, et dans le cas de l’agriculture régénératrice, il s’agit d’une relation mutuellement bénéfique. L’expérience presque transcendantale que j’ai vécue à Bla-Kar en est un bon exemple.

Blake a laissé environ un acre de sa terre revenir à l’état de prairie naturelle, plus ou moins, afin de créer un habitat pour les pollinisateurs et d’autres espèces sauvages (on me dit que c’est devenu un paradis pour observer les oiseaux). La première chose que j’ai remarquée en arrivant, c’est le bruit. Les insectes, les amphibiens et les oiseaux faisaient un tintamarre d’une beauté incroyable dans cette prairie. C’était un peu étrange de constater à quel point les champs de maïs et de soja étaient silencieux en comparaison.

Alors que je marchais dans la prairie, j’ai été frappé par des souvenirs de mon enfance. J’ai grandi à environ 350 kilomètres à l’est de cette prairie. Mon père m’emmenait en randonnée dans une forêt que nous appelions toujours « Balsam » (je ne sais pas si c’était son nom officiel ou quelque chose que nous avions inventé) aussi souvent qu’il le pouvait. J’adorais les zones boisées de Balsam, mais les prairies me faisaient un peu peur. J’étais plutôt petit et, d’après mes souvenirs, la végétation me dépassait largement la tête et était si dense que j’avais l’impression de ne pas pouvoir voir ce qui se cachait dans les herbes et les arbustes. Je me souviens très bien m’être perdu et séparé de mon père à Balsam et m’être retrouvé dans ce pré – les 30 minutes les plus effrayantes de ma vie jusqu’alors.

Trente ans plus tard et pas mal plus grand, je me suis retrouvé dans une prairie semblable, avec une végétation et des sons similaires, et j’ai pris beaucoup de plaisir à me replonger dans une période assez formatrice de mon enfance (le travail que je fais avec Rural Routes trouve probablement son origine dans les forêts de mon enfance). J’ai été étonné et frappé d’humilité face au fait qu’une prairie puisse me ramener à une époque et à un lieu auxquels je ne pense qu’occasionnellement. Et j’en étais sacrément reconnaissant.

 


Écoutez les épisodes du balado Récits de Régénération mettant en vedette les deux fermes ci-dessus: “Total Grazing” avec Ryan Boyd de South Glanton Farms, et “Maximizing Soil Function” avec Blake Vince de Bla-Kar Farms.

Pour en savoir plus sur les pratiques régénératrices en place à South Glanton Farms, regardez l’entrevue vidéo avec Ryan Boyd et lisez notre article détaillant l’intégration du bétail sur sa ferme. Pour en savoir plus sur Bla-Kar Farms, regardez l’entrevue vidéo avec Blake Vince et consultez notre article sur les façons dont il minimise la perturbation du sol.

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